- LITTÉRATURE ÉPISTOLAIRE
- LITTÉRATURE ÉPISTOLAIREL’idée de littérature épistolaire a subi au XXe siècle une double restriction. D’une part, on a dénié à cette forme d’écriture la qualité d’«art», et G. Lanson a rejeté la notion de genre épistolaire hors du domaine littéraire; aussi, dans l’inconscient culturel, réduit-on couramment la littérature épistolaire au roman par lettres, et seul le prestige persistant des Liaisons dangereuses semble lui conserver une part de vie. D’autre part, l’expansion des médias audiovisuels contribue à faire croire que la correspondance par écrit est un usage périmé. Ces deux restrictions s’entretiennent mutuellement.Pourtant, le moindre effort de mémoire suffit à montrer l’abondance et l’importance de la forme épistolaire dans notre héritage culturel: surgit aussitôt le souvenir de Mme de Sévigné, et celui des Lettres de Cicéron, celui des Lettres philosophiques de Voltaire, celui encore des «petites lettres» de Pascal, les Provinciales . Et s’y adjoignent d’autres noms et titres d’une aussi grande notoriété: Diderot pour sa Lettre sur les aveugles , ou ses Lettres à Sophie Volland , ou encore, dans l’univers du roman, Rousseau et La Nouvelle Héloïse , Goethe avec Werther ... Dans la production contemporaine, le genre de la «lettre ouverte», souvent lié à des polémiques et scandales, jouit d’une solide vitalité y compris dans des formes de large diffusion, comme en témoigne la lettre ouverte en forme de chanson de Boris Vian, Le Déserteur , qui suscita censures et remous. Et parmi les revues et journaux d’aujourd’hui, outre ceux qui portent en titre «La Lettre de...», la plupart consacrent une rubrique au «courrier des lecteurs». Ainsi, un rapide tour d’horizon atteste aussi la permanence de la pratique de la lettre et des publications qui lui sont liées.Il révèle, enfin, leur diversité, qui fait à la fois la force de ce type d’écriture à la plastique polymorphe, et la difficulté de son analyse. On est alors conduit à envisager l’existence d’un noyau commun aux différentes formes de cette production, au-delà de l’identité formelle extérieure – noyau suffisamment solide pour que des courants et esthétiques variés aient pu se développer, à partir d’une même structure fondamentale, en des genres ayant chacun sa propre histoire.1. Une pragmatique et deux esthétiquesChez les auteurs qui ont pratiqué ou théorisé l’art épistolaire, on retrouve très constamment l’idée que la lettre porte à la fois présence et absence, qu’elle est un substitut de l’entretien oral; ainsi Vaumorière, un auteur de manuel épistolaire, en donnait en 1689 cette définition de départ: «Qu’est-ce qu’une lettre? Un écrit envoyé à une personne absente pour lui faire savoir ce que nous lui dirions si nous étions en état de lui parler.» Et tous ces auteurs appliquent à l’écriture des lettres les mêmes catégories rhétoriques qu’ils utilisent pour le discours oral et la conversation.La communication épistolaireCertes, la lettre présente avec la conversation des similitudes fondamentales. La situation de base est la même: dans les deux cas, il y a communication par un message verbal, auquel le destinataire peut répondre. Dans les deux cas, l’énoncé constitue un discours au sens scientifique du terme, c’est-à-dire un acte de communication privilégiant la relation entre celui qui s’exprime et le destinataire, une relation où le locuteur exerce par son propos une action sur son auditeur ou lecteur pour l’informer, l’émouvoir ou le convaincre. Cependant, la correspondance et l’entretien oral diffèrent sur un point essentiel: la lettre est une communication à distance, et donc une communication différée. Les mots n’y jouissent plus du soutien des gestes, attitudes, mimiques et intonations, tous ces signes matériels qui à l’oral éclairent l’énoncé et prennent souvent autant de signification que lui, voire davantage. En compensation, la lettre affiche plus de contraintes conventionnelles: en-têtes, indications de lieu, moment et circonstances, formules introductives et formules finales (couramment dites «de politesse»), signature, et même parfois jeu du post-scriptum et des documents joints, codifient fortement le discours. Surtout, si elle perd la matérialité, immédiate mais éphémère, de la présence corporelle du locuteur, la relation par courrier en procure une autre: la lettre est par elle-même un objet, donc une réalité matérielle durable. De ce fait, l’usage épistolaire hypertrophie, par rapport à la conversation courante, la dimension pragmatique du discours, la part des actes de langage. Les recherches contemporaines sur ces actes de langage, notamment celles d’A. Berrendonner, permettent une analyse affinée de cet aspect. Elles montrent que le performatif n’est pas tant, comme on l’a longtemps dit, une parole qui «fait» une action, qu’une parole qui se substitue à une action difficile ou impossible à accomplir sur-le-champ. La parole «vaut» alors l’action, parce que la position de celui qui la prononce et de ceux qui l’entendent donne à tous l’assurance que l’action suivra effectivement le mot, que l’énoncé est institutionnellement doté d’une garantie d’efficience. Appliqué à l’usage épistolaire, ce mode d’analyse fait apparaître deux phénomènes qui en renforcent la dimension pragmatique: privée par l’éloignement spatial et temporel de lien avec des actes matériels immédiats, la lettre doit substituer à ceux-ci des mots, des actes verbaux; et parce qu’elle constitue un objet durable, elle est par elle-même une preuve que ces mots ont bien été énoncés, elle fournit un «acte» des actes de langage et représente donc, bien plus que la parole orale, un engagement de son auteur.La lettre et ses littératuresCela se vérifie sans peine pour une grande partie de la littérature épistolaire si l’on entend dans un premier temps par «littérature» l’ensemble des productions textuelles. Les lettres dites officielles, les lettres de créance, les lettres d’embauche ou de démission, les lettres de candidature et les lettres-contrats, etc., sont autant d’actes accomplis par écrit. Mais cela s’étend aussi à des lettres plus anodines en apparence, et d’ordre privé. Les lettres de déclaration d’amour, et celles de rupture, relèvent d’une telle logique. Et même pour des lettres de civilité, comme les billets de condoléances ou de félicitations, l’analyse reste pertinente: le langage courant ne dit-il pas souvent, pour de telles correspondances, qu’elles ont pour fonction d’«avoir un geste»? Le caractère pragmatique de la lettre n’est ni intégral, ni exclusif, mais l’investissement particulier du scripteur dans son texte constitue la propriété distinctive de ce mode de communication. Dans le cas de la littérature épistolaire – au sens restreint du mot «littérature» cette fois, qui touche les ouvrages où la visée esthétique devient esssentielle –, le dispositif de l’énonciation se trouve modifié. En effet, aux deux interlocuteurs individualisés de la relation épistolaire simple, on voit s’en ajouter un troisième, multiple et anonyme: le public, les lecteurs réels ou potentiels de l’ouvrage en question. S’instaure alors une relation de double énonciation. Un premier plan de l’énonciation comprend les partenaires de la correspondance et un second plan inclut ces partenaires et leurs textes dans un ensemble signifiant perçu par le public. La situation est homologue à celle du théâtre, où une énonciation s’accomplit sur la scène, entre les personnages, tandis qu’une autre, plus globale, a lieu entre la scène et le public. Aussi la position du lecteur d’un ouvrage épistolaire se définit-elle, dans son principe, à l’image de celle du spectateur dans le théâtre à l’italienne: il est en situation de voyeurisme, il surprend des discours qui, en théorie, ne s’adressent pas à lui.La pragmatique épistolaire ne joue donc plus de la même façon dès que l’on passe à la communication littéraire. Deux cas de figure peuvent se présenter. Le premier correspond aux ouvrages épistolaires où la relation entre un scripteur et un destinataire n’est qu’un moyen utilisé par un auteur pour construire un discours destiné en fait au public. Par exemple, Le Déserteur de Vian ne s’adresse que fictivement au chef de l’État et vise en fait à une action de propagande. Que le destinataire soit réel ou imaginaire, que l’ouvrage compte une seule lettre, comme dans la plupart des «lettres ouvertes», ou en comprenne plusieurs, comme les Lettres philosophiques , voire inclue des réponses de destinataires, comme les Provinciales , le dispositif fondamental reste le même: la forme épistolaire est utilisée pour ses caractères d’authenticité (fût-elle fictive), d’investissement personnel du scripteur, et comme un moyen de mieux convaincre le public. Ces ouvrages appartiennent donc au domaine discursif et à une esthétique générale de l’incitation, qui englobe leurs propositions formelles variées. Ils relèvent d’une pragmatique indirecte: leur auteur y prend position – ce qui constitue une catégorie d’acte verbal – mais son action sur les lecteurs se fait par détour et se trouve bornée à les inciter à accomplir le même acte, à prendre la même position.Il en va autrement pour les ouvrages épistolaires relevant du domaine narratif, en particulier dans le roman par lettres, mais aussi dans les correspondances privées qui, une fois publiées, sont lues comme des autobiographies. La dimension pragmatique peut bien, en de tels ouvrages, s’exacerber dans le plan premier de l’énonciation (par exemple dans les lettres de serments puis de rupture entre deux amants); elle apparaît, en théorie, dans le plan second. On se trouve alors en présence des données du roman ou du récit biographique, avec les correctifs dus à l’authenticité (réelle ou fictive) des lettres et à l’énoncé à la première personne. Comme au théâtre, on a affaire à un récit mimétique. L’esthétique en relève alors de l’invitation: invitation pour le lecteur à se projeter dans les personnages, à s’identifier avec eux ou à se percevoir par opposition à eux; relation cathartique ou relation satirique avec l’univers du texte.Ces dispositifs de lecture et de signification, depuis l’action discursive écrite jusqu’à l’esthétique du roman par lettres, constituent des schémas types: entre eux, les cas intermédiaires et les mixtes de tous ordres sont possibles. Mais le même noyau persiste, marqué par les tensions ou les conjonctions entre les contraintes et conventions d’une forme très socialisée et l’investissement personnel et authentique du scripteur.2. De la tradition savante à la vie sur le vifL’héritage de l’AntiquitéLa complexité de la production épistolaire se trouve encore accrue par la double généalogie qui est la sienne: elle repose sur une tradition savante – les lettrés ayant longtemps été les seuls détenteurs des compétences culturelles nécessaires à la pratique de la correspondance –, mais sa plus grande extension est liée au phénomène social que fut l’«explosion» des usages épistolaires dans les milieux mondains de culture moyenne.Parmi les premiers témoignages d’écriture dont nous disposons, plusieurs relèvent de l’usage épistolaire: par exemple, en akkadien, un contrat de reconnaissance de dettes (lettre cappadocienne – en fait, une tablette d’argile – datant du XIXe-XVIIIe s. av. J.-C.), ou encore une missive de type diplomatique (de Rib-Addi, prince de Byblos, au pharaon, 1364-1347 av. J.-C.); en Égypte, certains textes illustrent le fonctionnement d’un système clérical (lettre – sous forme de papyrus – de Menkheperré, premier prêtre d’Amon, au prêtre et scribe du temple Horemakhbit, env. 1050 ou 1000 av. J.-C.), d’autres matérialisent un certain rapport à la magie (message adressé à un mort, écrit sur la face externe d’un bol de terre cuite, env. 2200-2000 av. J.-C.). Il reste que la littérature épistolaire telle que nous la concevons trouve son origine dans des textes grecs, et surtout latins, qui offrent une assez grande variété de formes: des Héroïdes d’Ovide, poèmes en forme de lettres où s’épanchent les plaintes d’amants séparés, aux réflexions morales des Lettres à Lucilius de Sénèque, le contraste est net. Cependant, les auteurs de l’Antiquité sont en règle générale des hommes de savoir autant que des écrivains d’art. On le voit avec les Épîtres d’Horace qui reprennent dans la forme versifiée le modèle de la lettre morale qu’Épicure, Varron et Caton avaient pratiquée en prose. On le voit surtout chez Cicéron, modèle majeur de l’art de la lettre, et dont l’abondante production offre une large gamme de tours et de tons: sociabilité amicale mêlée aux questions politiques et morales dans ses lettres Ad Atticus , questions privées dans les lettres Ad Familiares , conseils de morale dans celles qui sont adressées à son frère cadet Quintius.Au Moyen Âge, cet héritage périclita ou se perdit, les usages effectifs de la lettre s’étant considérablement réduits; les Formulaires médiévaux n’ont guère d’autre objet que de codifier, de façon très mécanique, les conventions nécessaires et affichées dans les missives d’ordre officiel. Pour celles-ci, en effet, si l’expéditeur et le destinataire sont de puissants personnages (rois, hauts barons, princes de l’Église), le scripteur effectif est en général un clerc, à qui l’on a indiqué le thème et la trame, mais qui doit assurer la mise en forme des discours: d’où la constitution d’epistolaria qui ordonnent les étapes de cette mise en forme. De plus, en ces temps de communications difficiles, la lettre diplomatique doit souvent se substituer à la négociation de vive voix et se développe en longs argumentaires auxquels les conventions inhérentes au langage diplomatique donnent un tour volontiers redondant. La papauté, par son statut de puissance politique autant que spirituelle, et par son rôle fréquent de médiatrice dans les conflits entre États, constitua le principal foyer de cette élaboration de modèles fixes. Un assouplissement de l’art épistolaire se dessine cependant dès le XVe siècle, avec un regain de la lettre didactique, dans sa forme littéraire (Épître d’Othea , de Christine de Pisan).L’art de la lettre connut un tout autre sort avec la Renaissance. Les épistoliers anciens, redécouverts, y furent peu à peu édités, puis traduits. Au sein de la république des Lettres européenne, c’est-à-dire le milieu des savants, l’échange de courriers jouait un rôle capital en ce temps où l’édition était encore rare, coûteuse, lente de fabrication et de diffusion. Mais, en l’absence de liaisons postales régulières, les correspondances restaient tributaires de courriers privés ou occasionnels, et leur périodicité était aléatoire. Aussi les lettres forment-elles souvent des textes assez longs, clos sur eux-mêmes; elles sont en général rédigées en latin, langue savante et internationale de ce temps.Dès la fin du XVIe et surtout au XVIIe siècle, des mutations sociales et techniques suscitent des usages différents. Des couches nouvelles de la noblesse et de la bourgeoisie accèdent à la culture écrite, et donc à la pratique de la correspondance. Sous Henri IV, l’État crée un réseau national de courriers royaux auquel les particuliers peuvent, à partir de 1603, confier leurs missives; réseau encore embryonnaire, il laisse l’essentiel de la tâche aux courriers privés et aux occasionnels. À partir de 1627, Richelieu crée des «ordinaires», liaisons postales régulières entre Paris et les capitales provinciales, puis une extension du réseau se dessine à partir de 1640. Dès lors, on pourra écrire une lettre en sachant qu’elle sera acheminée en peu de jours. Il en ira de même pour la réponse, et selon une périodicité stable. Pour des catégories sociales disposant de larges loisirs et qui trouvaient dans la sociabilité par lettres un moyen de distinction culturelle, la pratique épistolaire devint une activité fréquente, maîtrisée. Ces mondains n’avaient ni les mêmes compétences ni les mêmes attentes que les doctes: leurs lettres étaient plus brèves, plus mêlées dans leurs contenus, plus familières. À la rhétorique savante, latiniste, riche en citations, ils préféraient une rhétorique où le sentiment et les images avaient la part belle. Les femmes et les beaux esprits trouvèrent dans la lettre un domaine de prédilection pour leurs jeux culturels, et dans les salons, où l’on cultivait l’art de la conversation, on cultiva aussi celui de son substitut écrit: parfois, des lettres y étaient lues en groupe. L’imprimerie, dont l’activité s’était étendue et accélérée, diffusa des modèles neufs. Un vaste espace culturel s’ouvrait aux pratiques modernes du genre épistolaire.Art épistolaire et débat d’idéesLe premier théoricien moderne de l’art épistolaire fut Érasme, avec son De conscribendis epistolis (1522). Face aux nomenclatures fixes des Formulaires médiévaux, il affirme que les lettres peuvent traiter toutes sortes de sujets et adapter leurs formes et formules en conséquence. Cependant, il maintient une rhétorique de la monovalence: un sujet, un propos, une lettre. Selon lui, c’est la vaste culture et la parfaite maîtrise rhétorique qui permettent à l’épistolier d’ajuster son texte au sujet, à la situation et au destinataire. Il conserve donc les principes de l’art oratoire établis par Cicéron et Quintilien. En même temps, il fonde une lignée de l’éloquence épistolaire, qu’illustrent en France les Lettres (1586) d’E. Pasquier, puis celles de Guez de Balzac, qui valurent à celui-ci la réputation de meilleur épistolier, et le plus éloquent, de son temps. Dans la république européenne des Lettres, mentionnons Juste Lipse, dont le recueil d’Epistolarum selectorum centuria prima , contemporain des Lettres de Pasquier, met l’accent sur le soin de l’elocutio , donc sur le travail du style. Cette lignée nourrie de la tradition de la lettre savante, à sujet moral, scientifique ou politique, saura se prolonger jusqu’au XVIIIe siècle. Elle engendrera des textes assez longs, fortement structurés, étayés de preuves et agencés selon la progression du raisonnement, notamment quand seront traitées des questions philosophiques ou religieuses; en d’autres termes, on a ici affaire à des équivalents de l’éloquence délibérative ou judiciaire.Une autre lignée, quoique de moins haute dignité selon les théories de l’époque, naquit en même temps et prit rapidement une extension plus grande. Son origine est allemande et latine avec les Epistolae obscurorum virorum d’Ulrich von Hütten (1515). À l’occasion de débats entre théologiens, celui-ci publia ces «lettres des hommes obscurs» qui sont des parodies des «lettres d’hommes illustres», des lettres éloquentes et savantes. En France, si les traités en forme de lettres furent assez peu nombreux durant la Réforme, le protestant Théodore de Bèze publia une Epistola magistri Passavanti (1553) qui reprenait le même schéma. Se faisait jour, de la sorte, une veine de l’éloquence par lettres à la fois ironique et susceptible de toucher les mondains aussi bien que les savants. Les pamphlets de la Ligue, puis ceux de la Fronde, firent un grand usage de la forme épistolaire, en particulier de sa version familière, que sa tournure soit sérieuse ou satirique. Dans la lettre polémique soutenue, donner à son discours une forme épistolaire était un moyen simple de porter le débat devant un public; dans la lettre polémique familière et humoristique, la fiction souvent se renforce: l’auteur ne se donne pas pour le scripteur, mais invente une figure fictive susceptible de toucher un large auditoire, soit par une illusion de proximité sociologique et culturelle (ainsi abondent les lettres attribuées à un bourgeois, un curé, un simple gentilhomme, etc.), soit par la bouffonnerie. L’art de convaincre et la logique de l’incitation captent ainsi les ressources de la fiction et du jeu littéraire en fonction de leur projet.L’usage de la lettre dans le débat d’idées atteint son apogée avec les Provinciales . On suit ici très nettement le passage d’un registre à l’autre, puisque les Lettres à un duc et pair d’Antoine Arnauld, qui étaient au centre du débat religieux dans lequel Pascal intervient, étaient des traités atteignant plusieurs centaines de pages. Pascal, lui, donne de «petites lettres»: il adopte la fiction d’une correspondance privée et, là où les docteurs en théologie argumentaient lourdement, il raconte, analyse brièvement, et joue de l’ironie. De plus, déplaçant le discours de l’espace savant vers l’espace mondain, il porte le débat devant l’opinion publique alors naissante. Il va jusqu’à mimer l’adhésion souhaitée du public: la troisième provinciale est une réponse, approbative, du provincial (le destinataire fictif), qui elle-même inclut deux billets approbateurs émanant d’une femme du monde et d’un homme de lettres. Plutôt que d’asséner en une seule fois un gros volume, Pascal va publier successivement ses diverses lettres, conservant ainsi les avantages de la spontanéité. Le succès fut immense et, par une inversion significative de la hiérarchie théorique des genres, les Provinciales furent traduites aussitôt en latin par Nicole, pour être diffusées dans toute la république des Lettres.L’art de la lettre éloquente se manifeste aussi, en ce temps, sous une forme versifiée avec les Épîtres , celles de Boileau en particulier. Il connaîtra son âge d’or au XVIIIe siècle, soit dans sa version familière et ironique, où s’inscrivent les Lettres philosophiques de Voltaire, soit dans une version plus sérieuse de ton, dont relève la Lettre sur les spectacles de Rousseau. Mais l’éloquence tend alors à abandonner le tour de la lettre savante: assouplie, elle se fonde surtout sur la manifestation de l’investissement du scripteur, et donc sur la sincérité que la lettre exhibe. Depuis lors, la lettre comme expression du débat d’idées est restée un genre très actif. Le J’accuse de Zola, qui marque l’avènement d’une nouvelle figure de l’intellectuel et inaugure la vogue des «lettres ouvertes» qui fleurit au XXe siècle, appartient à cette catégorie. Les écrivains ont par la suite largement employé cette forme de l’éloquence épistolaire en en faisant le support du discours littéraire le plus engagé, y compris sur les questions sociales et politiques les plus délicates, comme ce fut le cas, par exemple, pour la Lettre ouverte aux directeurs de la Résistance de Paulhan, à propos de l’épuration. Chaque circonstance où les milieux intellectuels se trouvent divisés sur un point essentiel du débat idéologique favorise ainsi un regain de la lettre d’éloquence.La lettre privéeUne génération après l’essor de la lettre éloquente vint celui de la lettre privée, en même temps que l’on assistait à un accès plus large des mondains à la culture écrite. Dès 1552, E. Pasquier incluait dans ses Rimes et prose un groupe de Lettres amoureuses . En 1555 paraissait le Stille, ou Manière de composer toutes sortes d’épistres ou lettres missives , qui est le premier manuel épistolaire en français, et où les lettres privées ont une place. En 1568 Le Secrétaire de Chappuys (ce titre sera ensuite l’appellation courante des manuels épistolaires) et en 1569 les Lettres missives et familières de Du Tronchet donnent une large place aux modèles de lettres mondaines. L’influence espagnole (Lettres dorées de Guevara) et italienne (les lettres de l’Arétin en particulier) y est forte. Lettres authentiques (traduites) et lettres inventées s’y mêlent. Ce type d’ouvrage fait florès au XVIIe siècle et dans les siècles suivants, jusqu’à nos jours où il s’en diffuse encore.Les secrétaires fournissaient des modèles de lettres de civilité (d’excuses, d’invitation, de condoléances...), en même temps que des conseils de rédaction. Ils constituaient des compléments des manuels de savoir-vivre, et des manuels de langue et de conversation. Par exemple, Puget de La Serre associe à son Secrétaire de la cour (1623, nombreuses rééditions) des Compliments de la langue française (1646). Le rôle de ces ouvrages «parascolaires» est donc considérable, non seulement dans la diffusion des normes de sociabilité et de civilité, mais aussi dans la formation des goûts littéraires. Ils contribuent à l’expansion de l’idéal de l’«honnête homme». Le langage épistolaire se doit, selon eux, d’avoir les qualités de la conversation mondaine, mais en plus épuré. Il sera donc sincère, mais sans ostentation, riche d’émotion, mais tempéré d’humour, nourri de culture, mais sans pédanterie, capable d’invention, mais sans abus du jeu d’esprit. Ainsi la rhétorique se fondrait dans le «naturel» au sein d’une manière de bien dire et bien écrire qui serait aussi une (bonne) manière d’être.Il s’agit là d’un idéal, que nombre de manuels illustrent mal et que nombre de lettres privées n’atteignent pas. Mais l’existence d’un public familiarisé avec l’art de la lettre spontanée et bien faite explique que celle-ci ait pu devenir un objet de littérature. Un pas décisif à cet égard est franchi avec la publication posthume des Lettres de Voiture (1654). Cette correspondance authentique d’un mondain en vogue offrait aux gens à la mode un miroir de leurs usages et de leur «style». Elle leur représentait leur vie au vrai, mais exprimée avec un agrément tel que la lecture en devenait plus attrayante que celle des fictions. Ces textes relèvent surtout, en fait, de l’anecdote salonnière et du jeu d’esprit, mais un «Tout-Paris» qui pratiquait l’une et l’autre s’y est reconnu et a su leur faire un large succès.Mais le phénomène le plus remarquable en ce domaine reste le triomphe de la Correspondance de Mme de Sévigné. Sa première édition (partielle) parut près de trente ans après la mort de l’auteur; le succès fut immédiat, durable, et il persiste. Des historiens ont polémiqué pour savoir si Mme de Sévigné, en rédigeant ses lettres, songeait à leur publication ou s’il s’agit d’une correspondance vraiment spontanée. Il est certain que ces lettres sont d’authentiques lettres privées, destinées à tisser et consolider les liens de l’épistolière avec ses correspondants, à exprimer son amour maternel à sa fille, ou encore à régler des affaires privées et à accomplir des obligations de civilité. Mais il est logique qu’évoluant dans un milieu pétri de culture épistolaire Mme de Sévigné y ait trouvé un terrain propice à déployer un art de la lettre privée: non qu’elle applique les recettes des secrétaires, mais parce que la sensibilité et le style qui lui sont propres bénéficient de surcroît d’un goût affiné par ce qui était «dans l’air du temps». Ce qui est en fait le plus significatif est le phénomène qu’illustre son succès littéraire posthume: le passage opéré par les critiques et le public d’une écriture du quotidien à l’écriture relevant de l’art littéraire.Dans de telles publications, bien plus que dans des discours écrits composés exprès, et bien mieux même que dans les romans, s’offre au public le plaisir de découvrir sur le vif une intimité authentique. L’intérêt peut ainsi inclure celui du récit romanesque ou biographique, puisqu’on suit, chez Mme de Sévigné, la trame d’un véritable roman vécu de l’amour maternel; il se rattache donc à la curiosité que l’on éprouve pour l’analyse psychologique appliquée à un être vrai; et il peut, enfin, être celui qui accompagne une lecture d’ordre documentaire, concernant un milieu et une situation historique.Si la Correspondance de Mme de Sévigné reste un cas exceptionnel par sa notoriété, cette partie de la littérature épistolaire a depuis lors donné nombre de publications et demeure très active. Deux catégories sont particulièrement abondantes. L’une couvre les correspondances de personnages célèbres, notamment celles des écrivains. Pour peu que les textes en aient été conservés, rares sont ceux, parmi les auteurs de quelque renom dans l’histoire littéraire, dont les lettres n’aient pas été recueillies et éditées. La critique y recherche un éclairage inédit sur les œuvres tandis que le public y lit des confidences et l’histoire d’une vie. Ainsi, Voltaire a laissé plusieurs milliers de lettres, aussi bien d’ordre intime que de tour plus officiel et public (à Frédéric II notamment). La vivacité de son style, nourri de l’art de la conversation mondaine qu’il pratiquait en virtuose, fait de cette correspondance une œuvre de haute tenue littéraire, en même temps que son abondance en fait le roman vrai d’une vie fertile en événements. Autre exemple célèbre, dans une veine différente: la correspondance de Flaubert, dont les confidences à des intimes avec qui les réserves ne sont pas de mise, offre une sorte de «journal» où l’on peut suivre la gestation de ses œuvres, et notamment de Madame Bovary.L’autre catégorie, non moins active, concerne les correspondances de gens sans notoriété mais ayant vécu une situation sociale, historique ou psychologique remarquable: les guerres, emprisonnements, exils, procès, maladies, etc. forment la thématique de ces courriers lus comme autant de documents. Les soldats font à cet égard l’objet d’une attention particulière: en témoignent par exemple Le Soldat de Lagraulet. Lettres de G. Cuzacq écrites sur le front entre août 14 et sept. 16 et Les raisins sont bien beaux. Correspondance de guerre d’un rural . Là aussi, les similitudes avec le journal intime et les mémoires sont manifestes. Là aussi, on voit entrer en littérature, par le relais de l’histoire, ce qui, dans le principe, n’en relevait pas.3. Le roman épistolaireCette conversion du réel vécu en objet littéraire représente, dans le roman par lettres, la convention fondatrice du genre: un récit s’y construit non par la voix d’un narrateur, mais par le jeu d’une ou de plusieurs correspondances données pour vraies. Le lecteur se trouve en prise directe sur les mots et les pensées avouées des personnages, et l’usage de la lettre fonctionne comme un puissant «effet de réel». Les lacunes événementielles inhérentes à cette forme de récit obligent l’imagination du lecteur à un travail de reconstruction, mais les plaisirs du récit s’en trouvent virtuellement accrus: aux attraits usuels du roman s’ajoutent ici ceux de la situation de voyeurisme, de l’authenticité apparente, et de la difficulté formelle. D’où l’immense succès du genre au temps de la plus grande vogue des usages épistolaires dans le public cultivé, aux XVIIe et XVIIIe siècles: les auteurs les plus célèbres l’ont alors pratiquement tous utilisé, ce qui explique sa notoriété. Il constitue pourtant, parmi les formes fondées sur l’art de la lettre, la plus tardivement née, et la plus étiolée aujourd’hui.Ses origines lointaines se réduisent à peu de chose: dans la latinité, les Héroïdes d’Ovide, sources du goût pour la lettre d’amour, et au Moyen Âge les lettres d’Abélard à Héloïse, redécouvertes au XVIIe siècle. Dans ce siècle, il était courant que les romans incluent des lettres, mais la naissance du roman par lettres proprement dit peut être datée de 1669, avec les Lettres de la religieuse portugaise ; soit un siècle après les premiers «secrétaires» et un siècle et demi après le traité d’Érasme: il fallait un art de la lettre solidement constitué et un public mondain rompu à son usage pour que cette forme puisse se développer. D’ailleurs, l’ouvrage inaugural du genre ne fut pas initialement considéré comme un roman: on crut d’abord que les Portugaises , parues sous l’anonymat, étaient des lettres authentiques, et ce n’est que trois siècles après que les philologues ont établi que Guilleragues en est l’auteur. Ainsi s’affirment d’emblée les propriétés distinctives du roman par lettres au sein de la production romanesque: dans cette œuvre brève et monodique (elle contient seulement cinq lettres, écrites par une jeune religieuse séduite et abandonnée), le récit se concentre non sur l’histoire d’une liaison, puisque séduction et abandon ont déjà eu lieu avant la première lettre, mais sur l’histoire tout intérieure d’une amante passionnée contrainte de renoncer à son amour, donc sur les aveux et remous d’une sensibilité et d’une conscience troublées.Au XVIIIe siècle, siècle épistolier entre tous, alors que le roman est frappé de suspicion et souvent censuré, la correspondance fictive est abondamment utilisée, au point que le récit épistolaire y devient la forme usuelle du roman, jusqu’à y perdre parfois sa spécificité. Son histoire relève donc, pour les variations de sujets et de thèmes, de l’histoire du roman; pour ce qui regarde l’art épistolaire, seules les variations formelles sont significatives. Quelques œuvres célèbres en marquent les jalons principaux. Avec les Lettres persanes , Montesquieu inaugure le roman épistolaire polyphonique, en même temps qu’il l’ouvre à la critique sociale. Une génération plus tard, Rousseau donne avec La Nouvelle Héloïse un récit polyphonique où, après un duo initial de Julie et Saint-Preux, les personnages et les voix se multiplient tandis que l’action se ralentit pour laisser place à la représentation de la petite société idéale de Clarens: le roman rejoint l’utopie, et la narration cède le pas à la rêverie poétique. Les Liaisons dangereuses , à la génération suivante, marquent le point culminant du genre: l’ordre des lettres, le calendrier de leur circulation, leur rôle comme objets, tout y est minutieusement agencé en un mécanisme formel qui reflète les machinations des deux libertins qui orchestrent l’action, et les pièges qu’ils tendent à leurs victimes.Toutes ces œuvres ont été imitées, comme toutes les formules du genre ont été utilisées selon des thématiques et des propositions multiples, des Lettres péruviennes de Mme de Graffigny à La Religieuse de Diderot et au Paysan perverti de Restif de la Bretonne, suivi en 1784 de La Paysanne pervertie . La vogue est d’ailleurs européenne et touche aussi bien l’Angleterre (Richardson, Pamela ) que l’Allemagne (Werther de Goethe) ou plus tard l’Italie (Dernières Lettres de Jacopo Ortis , de Foscolo).Après les Liaisons dangereuses , un déclin du genre se dessine, même si sa production demeure abondante. Sénac de Meilhan (L’Émigré ) et Senancour (Oberman ) l’emploient pour illustrer le thème de l’exil, politique chez le premier, intérieur chez le second. Mme de Staël, avec Corinne , illustre la tendance féminine de cette forme, qui privilégie les épistolières, dans la répartition de ses personnages, mais aussi parmi ses auteurs. Les romantiques cependant lui accordent un moindre crédit, et Hugo puis Stendhal critiquent ses formules conventionnelles. Seul parmi eux Balzac l’utilisera encore largement, soit comme un moyen annexe, pour Le Lys dans la vallée , soit de façon méthodique pour les Mémoires de deux jeunes mariées . Mais, tandis qu’il s’étiole ainsi en France, le roman par lettres s’étend dans le monde, en Russie (Dostoïevski, Les Pauvres Gens ) et aux États-Unis (Henry James, The Point of View ).Cela ne peut dissimuler l’inévitable repli d’une forme dont le succès était lié à des usages mondains qui eux-mêmes déclinent peu à peu. La formule désormais classique du roman par lettres se prolonge encore au XXe siècle, notamment chez Montherlant dont Les Jeunes Filles , même si l’ensemble n’en relève pas entièrement, font un large usage. Mais on a plutôt affaire ici à une survivance. De meilleurs atouts résident dans des propositions formelles neuves. Le Songe d’une femme de Remy de Gourmont offrait déjà, à la fin d’un récit par lettres, le passage à un roman par télégrammes; mais ce type de messages présente trop de contraintes, et le roman télégraphique n’a pas eu d’expansion, pas plus que le roman téléphonique. La recherche est d’un autre ordre avec les surréalistes, qui esquissent l’exploration des possibilités parodiques (Benjamin Péret, Mort aux vaches et au champ d’honneur ). Avec Chlovski, du groupe des formalistes russes, la réflexion sur le récit par lettres se joint, dans Zoo , à l’expérience vécue par une petite société d’émigrés. Le nouveau roman suscite ensuite un regain d’intérêt pour de telles explorations, ce mode de récit permettant particulièrement bien de montrer l’œuvre «en train de se faire»; on peut situer dans cette perspective La Folle de Lituanie de Bertrand Poirot-Delpech et Illustrations III de Michel Butor. De telles recherches indiquent que, si le genre a perdu ses ancrages sociologiques initiaux, rien n’assure qu’il ne puisse produire des versions nouvelles – comme cette Correspondance «inédite» entre Hamlet et la princesse de Clèves que nous livre Giorgio Manganelli dans Aux dieux ultérieurs . L’échange épistolaire relève alors de la littérature fantastique!Même si les usages mondains de la lettre ont décliné, nous restons tous des épistoliers de fait, et la communication écrite, loin de disparaître, s’étend comme toutes les formes de communication. L’art de la lettre n’a donc pas disparu, ni dans ses productions de forme polémique ou d’ordre privé, et pas plus que l’attrait des lecteurs pour ses versions romanesques. Aussi est-ce bien d’art qu’il faut parler pour les productions esthétiques d’ordre épistolaire. Un art qui occupe, dans notre littérature, une place cruciale: il est un des points où les pratiques de l’écrit accessibles à chacun et la création littéraire la plus élaborée ne diffèrent pas, dans le principe initial, de la forme employée; un dialogue peut donc s’y nouer entre la dimension du quotidien et les productions textuelles d’ordre esthétique; là réside l’origine et la cause de la place considérable qu’il a occupée et occupe encore dans la culture française et, plus largement, occidentale.
Encyclopédie Universelle. 2012.